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Avant-propos

Jeffrey Andrew Barash et Servanne Jollivet
p. 5-7

Texte intégral

  • 1 Reinhart Koselleck, Kritik und Krise. Ein Beitrag zur Pathogenese der bürgerlichen Welt, Fribourg/M (...)

1Pionnier et acteur majeur des grands débats historiographiques en Allemagne depuis les années 1960, membre fondateur de « l’école de Bielefeld », Reinhart Koselleck est sans conteste l’un des historiens les plus importants de sa génération. De ses recherches sur la Sattelzeit, période charnière qui voit basculer la modernité au tournant de la fin du xviiie siècle au projet colossal des Geschichtliche Grundbegriffe, qu’il lance avec Werner Conze et Otto Brunner à la fin des années 1960, jusqu’aux recherches plus récentes sur l’iconologie politique et les monuments aux morts – qui en constituent pour ainsi dire le pendant iconographique – ses travaux ont marqué et renouvelé en profondeur le champ historiographique. Si le travail sur les concepts mené dans les années 1970 lui a permis de poser les premières bases d’une sémantique des temporalités historiques, c’est progressivement vers une réflexion théorique plus générale, une herméneutique de l’expérience historique qu’il s’est acheminé, visant à en dégager les structures et les différents modes de temporalisation. Ce sont précisément ces derniers travaux qui ont particulièrement retenu l’attention en France suite à la traduction de trois ouvrages : Le règne de la critique, Le Futur passé et la collection d’essais regroupés sous le titre L’expérience de l’histoire1.

  • 2 Reinhart Koselleck, Preussen zwischen Reform und Revolution. Allgemeines Landrecht, Verwaltung und (...)
  • 3 Reinhart Koselleck, Otto Bruner, Werner Conze (éd.), Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lex (...)
  • 4 Reinhart Koselleck, Zeitschichten. Studien zur Historik, Francfort/Main, Suhrkamp 2000 ; Begriffsge (...)
  • 5 Entretien de Reinhart Koselleck avec Christian Esch, « Der Historiker Reinhart Koselleck über Erinn (...)

2Outre sa thèse d’habilitation, Preussen zwischen Reform und Revolution2, les articles rédigés dans le cadre du Dictionnaire des concepts historiques fondamentaux3 et les contributions et ouvrages édités entre la fin des années 1950 et les années 1980, trois volumes d’essais plus tardifs sont également parus, le volume Zeitschichten, quelques années avant sa disparition puis, après 2006, les volumes Begriffsgeschichten et Vom Sinn und Unsinn der Geschichte4. Ces trois derniers volumes, non encore traduits en français, reprennent des études réalisées en grande part au cours des deux dernières décennies où l’historien approfondit sa réflexion sur l’histoire moderne et contemporaine, sur la théorie et la pratique de l’histoire, mais également sur la méthodologie de l’histoire des concepts et l’anthropologie historique. Ce qui frappe à première vue à travers ces travaux plus tardifs est la constance et la profondeur de sa réflexion sur son époque, nourrie par ses propres expériences personnelles, en tant qu’enfant, puis adolescent dans l’Allemagne nazie. Soldat de la Wehrmacht envoyé sur le front russe, il fut lui-même fait prisonnier à Auschwitz après la libération du camp par les troupes alliées. Comme il l’explique, c’est au cours d’un échange avec un ancien détenu qu’il prend toute la mesure de l’ampleur de la catastrophe et du terrible sort subi par les populations d’origine juive, rom et sinti, mais également par les prisonniers politiques5. Dans les travaux de la toute dernière période, sa pensée reste encore profondément hantée par ce traumatisme et par la rupture radicale et irréparable qu’il constitue dans l’histoire européenne.

  • 6 Reinhart Koselleck, « Formen und Traditionen des negativen Gedächtnisses », in Vom Sinn und Unsinn (...)
  • 7 Ibid., p. 244.
  • 8 Reinhart Koselleck, Vom Sinn und Unsinn der Geschichte, op. cit., p. 31.

3C’est cette réflexion de l’historien nourrie par l’histoire vécue qui fait toute l’originalité des travaux de Reinhart Koselleck, et marque également le caractère atypique et non-conformiste de son œuvre face aux orientations historiographiques dominantes de son époque. Là où d’autres ont préféré se taire ou, comme certains historiens révisionnistes dans les années 1980, ont minimisé et relativisé le rôle de l’Allemagne nazie, Koselleck a reconnu sans hésitation l’ampleur et la portée d’événements qu’il a lui-même vécus de première main. S’il reste redevable à Léon Poliakov, Raoul Hilberg et Saul Friedländer pour leurs contributions décisives et travaux sur les aspects les plus sombres de la guerre, il admet cependant l’intérêt de certaines contre-hypothèses formulées par des historiens souvent qualifiés de révisionnistes, tels que Martin Broszat ou encore Andreas Hillgruber6. Pour Koselleck l’expérience de la guerre dépasse bien le cadre du seul travail historique, sorte de « mémoire négative » inéradicable enfouie dans le corps des survivants, « expérience brûlée dans le corps d’une absurde absence de sens »7. Soucieux de ne pas détourner le regard de l’abîme, Koselleck tente ainsi de se confronter à l’histoire, en quête d’un sens qu’il ne peut trouver – comme l’indique l’un des essais paru à titre posthume et qui donnera son titre au volume éponyme Sens et non-sens de l’histoire (Vom Sinn und Unsinn der Geschichte) – absence de sens que les monuments aux morts de la Seconde guerre mondiale ont fini par incarner, là même où ils véhiculaient jusqu’ici les valeurs nationales et communautaires. S’il n’est plus question de tirer de leçons de l’histoire, ni d’y voir réalisée une quelconque équité sur le modèle d’un « tribunal du monde », en accepter l’absurdité ne saurait pas davantage, pour Koselleck, fournir d’« alibi » nous permettant de nous dérober à nos responsabilités8.

  • 9 François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Le Seuil, 2002.

4Devenu professeur émérite en 1988, Reinhart Koselleck s’est ensuite davantage tourné dans les années suivantes vers les Etats-Unis, en tant que professeur invité à New York et à Chicago, mais également vers la France, y donnant de nombreuses conférences, notamment à l’Ecole des Hautes Etudes, à l’Institut d’Etudes germaniques et à la Sorbonne, dans le cadre de la prestigieuse conférence Marc Bloch pour laquelle il reçoit en 1993 la médaille d’or de l’EHESS. Si certains aspects de son œuvre sont peut-être plus connus en France, en l’occurrence son pendant plus théorique sous l’effet de sa réception par certains philosophes et historiens français, tels Paul Ricoeur ou encore François Hartog9, nous souhaitons ici, à travers ce volume, donner à voir au public français d’autres dimensions de cette œuvre, pour le moins complexe et polymorphe.

5Focalisées sur différentes périodes d’élaboration de son œuvre, les études qui suivent visent à revenir sur la réception de ses travaux et à en mesurer les appropriations et éventuelles percées novatrices. Nous intéresseront ici au premier plan, non seulement l’intérêt théorique et méthodologique de son approche, mais également l’intérêt heuristique qu’elle peut revêtir en termes de recherche empirique, et dans des domaines aussi variés que l’histoire du droit, de l’art ou encore de la littérature. L’un de ses mérites majeurs est en effet, nous semble-t-il, de nous permettre de dépasser certains clivages, qu’ils soient propres à la discipline historique – entre histoire conceptuelle, sociale, culturelle et politique – ou plus largement internes aux sciences sociales. En témoigne le dialogue ininterrompu que Koselleck a mené tout au long de sa vie avec des juristes, historiens, mais également des philosophes, de Carl Schmitt, Karl Löwith, Hans Blumenberg à Hans-Georg Gadamer, en passant par Paul Ricœur, François Furet, Helmuth Plessner, Eric Hobsbawm ou encore Hayden White.

6En revenant sur ses apports, en discutant ses thèses, questionnant les perspectives ouvertes par ses travaux, il s’agira ce faisant de voir en quoi et comment sa pensée peut être revisitée, élargie, reformulée, voire transposée d’un champ, d’un domaine ou d’une discipline à l’autre. C’est notamment le cas de l’histoire conceptuelle dès qu’elle sort du cadre étroitement national pour faire place aux différents transferts, réseaux et modes de circulation, de sa réflexion autour du concept d’historicité ou encore de certaines grandes catégories dont on lui doit la paternité (horizon d’attente, espace d’expérience, etc.). Par extension, il s’agira également de voir en quoi sa pensée est susceptible d’entrer en dialogue avec de nouvelles formes de théorie critique, telles qu’on les retrouve notamment à travers le diagnostic de « présentisme » et d’accélération du temps présent, mais également à travers des travaux récents sur la mémoire collective ou sur un possible renouvellement de la théorie, voire de la philosophie de l’histoire. Sans viser à l’exhaustivité, chacune de ces études se donne pour tâche d’en éclairer pour ainsi dire un pan spécifique, l’idée étant ici avant tout de contribuer à élargir le spectre de sa réception et à mieux faire connaître son œuvre au public français.

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Notes

1 Reinhart Koselleck, Kritik und Krise. Ein Beitrag zur Pathogenese der bürgerlichen Welt, Fribourg/Munich, Alber, 1959, trad. fr Hans Hildenbrand, Le règne de la critique, Paris, Éditions de Minuit, 1979 ; Vergangene Zukunft. Zur Semantik geschichtlicher Zeiten, Francfort/Main, Suhrkamp, 1979, trad. fr. Jochen Hoock, Marie-Claire Hoock, Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de l’EHESS, 1990, rééd. 2016 ; L’expérience de l’histoire, traduit par Alexandre Escudier avec la collaboration de Diane Meur, Marie-Claire Hoock, Jochen Hoock, Paris, Éditions de l’EHESS, 1997.

2 Reinhart Koselleck, Preussen zwischen Reform und Revolution. Allgemeines Landrecht, Verwaltung und soziale Bewegung von 1791 bis 1848, Stuttgart, Klett-Cotta, 1967.

3 Reinhart Koselleck, Otto Bruner, Werner Conze (éd.), Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland, Stuttgart, Klett-Cotta, 1972-1997.

4 Reinhart Koselleck, Zeitschichten. Studien zur Historik, Francfort/Main, Suhrkamp 2000 ; Begriffsgeschichten, Francfort/Main, Suhrkamp, 2006 ; Vom Sinn und Unsinn der Geschichte. Aufsätze und Vorträge aus vier Jahrzehnten, édité par Carsten Dutt, Francfort/Main, Suhrkamp, 2010.

5 Entretien de Reinhart Koselleck avec Christian Esch, « Der Historiker Reinhart Koselleck über Erinnerung an den Krieg, sein Ende und seine Toten : Ich war weder Opfer noch befreit », Berliner Zeitung, 7 mai 2005.

6 Reinhart Koselleck, « Formen und Traditionen des negativen Gedächtnisses », in Vom Sinn und Unsinn der Geschichte, op. cit., p. 245

7 Ibid., p. 244.

8 Reinhart Koselleck, Vom Sinn und Unsinn der Geschichte, op. cit., p. 31.

9 François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Le Seuil, 2002.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jeffrey Andrew Barash et Servanne Jollivet, « Avant-propos »Revue germanique internationale, 25 | 2017, 5-7.

Référence électronique

Jeffrey Andrew Barash et Servanne Jollivet, « Avant-propos »Revue germanique internationale [En ligne], 25 | 2017, mis en ligne le 01 janvier 2020, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/rgi/1649 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rgi.1649

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Auteurs

Jeffrey Andrew Barash

Jeffrey Andrew Barash est professeur émérite en philosophie à l’Université d’Amiens.

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Servanne Jollivet

Servanne Jollivet est chercheur au CNRS (UMR 8547, Ecole Normale Supérieure, Pays germaniques-Transferts culturels).

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